Chronique ouvrage : le Cinéma partout et pour tous

Dès 1912, la fameuse compagnie Pathé ne limite pas ses projections aux salles de cinéma. Les films "sortent" des salles avec le lancement d'appareils novateurs. Ce sont le Pathé-KOK, le Pathé-Baby et le Pathé-Rural dont les projections se déroulent dans des cafés, des auberges, des salles polyvalentes ou encore des paroisses ! Parallèlement, Pathé conçoit trois formats de pellicule correspondant à ces appareils. 

 

 

Cette évolution technique a une incidence considérable : cette fois, les films ne sont plus vus à la ville mais montrés dans des lieux éloignés des centres urbains. Par ailleurs les films de cinéma ne sont plus considérés comme des oeuvres immuables, mais deviennent des films "éditables", pouvant être remontés si besoin. 

 

Cette contre-histoire du cinéma peut se résumer ainsi : le cinéma (est) partout et pour tous. C'est d'ailleurs le titre qu'a choisi Elvira Shahmiri pour ce livre qui dévoile comment le cinématographe a été pour ainsi dire domestiqué (au sens étymologique du terme, c'est à dire domus = maison). 

 

Le Pathé-Kok, le Pathé-Baby et le Pathé-Rural (le plus méconnu) sont décrit avec force détails, ainsi que la liste impressionnante du catalogue respectif de ces formats. L'autrice brosse ainsi une analyse comparative des versions de films et de leurs catalogues, définissant les contours d’une nouvelle méthodologie pour les études cinématographiques.

 

Les catalogues se destinent quasiment toujours à tous les membres de la famille, chacun y trouvant son compte. Le catalogue Pathé-Kok comprend ainsi environ 2000 titres, tandis que le Pathé-Baby totalise 5000 titres ! Les films américains y occupent une place privilégiée. 

 

 

Elvira Shahmiri sait de quoi elle parle et ça se sent : il faut dire qu'elle est spécialiste des usages des formats réduits Pathé et de leurs catalogues de films. Elle leur a consacré sa thèse à l’université Paris 1 — Panthéon-Sorbonne, et raconte ainsi l'histoire passionnante des formats réduits en France entre 1912 et 1939, un secteur encore peu étudié, sous l'angle de l’histoire commerciale et sociologique.

 

Le côté "thèse de doctorat" et le volume impressionnant de pages (386 pages !) ne doivent pas impressionner le lecteur, même si Elvira Shahmiri est aussi responsable d’exploitation et du développement des publics à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé (éditeur par ailleurs de l'ouvrage). Le style de l'ouvrage est limpide, s'opposant à l'idée que l'écriture d'un tel sujet soit uniquement technique ou techniciste. C'est un vrai plaisir de parcourir, dans un langage clair, l'aventure des formats pionniers à domicile tels que le 28mm, le 9,5mm ou encore le 17,5 mm. L'évocation ou la comparaison de ces formats emblématiques revient souvent au fil des pages. Il est très richement illustré, ce qui, en matière de recherche de documents d'archives, est toujours assez compliqué (mais en grande partie libre de droits).

 

 

Les thèmes du "cinéma partout et pour tous" sont beaucoup plus variés qu'on ne pourrait l'imaginer. Bien sûr le burlesque (américain) et les dessins animés occupent une place de choix (par exemple, + de 30 aventures de Félix le Chat de Pat Sullivan en 9,5mm !) mais ce n'est qu'une portion des thématiques abordées qui couvrent aussi bien la nature, l'enseignement, l'Histoire de France, les sciences industrielles ou encore les sports. 

 

Le livre laisse aussi la place à des analyses impressionnantes et des cas exemplaires de remontages de films. L'arrivée du cinéma sonore (novembre 1931) est un événement auquel l'ouvrage consacre également une large place, les différents formats réduits trouvant là une extension de choix, malgré les difficultés techniques que cela pose (la largeur de la pellicule n'est pas bien adaptée au sonore).

 

Enfin, le livre aborde la place des formats réduits Pathé dans l'enseignement. 

 

Bref, vous saurez tout sur l'aventure industrielle, économique et sociale du "cinéma chez soi". Un livre à consommer sans modération.