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Des caméras et des maux

25 mai 2016 par Swen de Pauw (réalisateur) / Thierry Philippon (entretien)


Pas d'interview, pas de commentaire en voix off mais des mots. Des mots sur des maux. En champ / contrechamp et parfois, de biais. Des paroles que prononcent des patients et un psychiatre (le docteur Federmann) dans le huis clos d'un cabinet privé de la région strasbourgeoise. Durant plusieurs années, un réalisateur, Swen de Pauw, a tenté d'en capter des bribes, grâce à un "cinéma direct", sans fard ni artifice.

Le documentariste a passé ainsi environ cinq ans à construire ce documentaire qu'aucun autre réalisateur n'avait entrepris avant lui. Sujet laborieux, coûteux, médicalement délicat, juridiquement complexe, le Divan du Monde réussit pourtant le pari de captiver le spectateur à l'écoute du monde et de ses maux, à travers la personnalité charismatique et atypique du docteur Federmann.

Si le pari humain d'un tel film crève l'écran, les difficultés techniques et de réalisation, semblent plus secondaires puisque tout le film se joue sur une seule unité de lieu, avec des personnages récurrents. Les écueils n'ont pourtant pas manqué, résolus les uns après les autres, grâce à un dispositif bien particulier, longuement réfléchi. A l'occasion d'une rencontre impromptue (au Festival de La Manufacture d'Idées), le réalisateur a bien voulu dévoiler à magazinevideo l'envers du décor technique du Divan du Monde. La préparation du film est également riche en enseignements sur la manière dont un réalisateur a obtenu la confiance de patients qui sont devenus au fil des mois les "personnages" inities de son film.

 

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divan du monde
MATÉRIEL / TECHNIQUE

 

MV : 3 caméras filment les patients et le docteur Federmann, quels modèles ont été choisis et pourquoi ?

Swen de Pauw : On a pensé le dispositif très en amont, en 2007-2008, A l’époque on travaillait en Sony HVR-Z1 (sur K7) sur des petits projets documentaires, institutionnels, ou publicitaires. On a fait nos premiers essais (durant 2 semaines) en 2009, avec cette Sony HVR-Z1, alors que c’étaient les débuts des HVR-Z5 / Z7. Et on s’est dit que peut-être une Z5 ou une Z7, ce serait mieux, on n’avait pas encore confiance suffisamment dans les appareils photo dont c’étaient les tout débuts (2008) et qu'on ne savait pas maîtriser. Mais comme le film mettrait un certain temps à sortir, on avait un peu peur que l’image de la Z1 soit dépassée.

Les contraintes financières ont pris le dessus, les Z5 ou Z7 étaient trop chères, on a donc choisi la Z1 et pour obtenir la même qualité d’image entre les 3 sources, il nous fallait donc trois Z1 pour faciliter l’étalonnage. Côté support, on changeait les K7 des Z1 au bout de 40 minutes, même si la consultation suivante était courte, afin de ne jamais être trop juste pendant la consultation.

tableau compar

MV : Louer des Z5 / Z7 était exclu ?

S.D.P : On a calculé à l’époque qu’au bout de 50 à 60 jours de tournage, on rentabilisait l'achat d'une caméra. C’est pourquoi on est parti sur de l’achat. J’avais une première caméra qui m’avait été prêtée par un ami. Pour une deuxième, j’ai lancé un crowdfunding (en 2009), ce qui n’était pas encore très courant à l’époque, en passant par une page Facebook qu’on avait créée et sur laquelle on avait montré la caméra qu’on souhaitait acheter (d’occasion, elle valait 2500-2600 euros). On a atteint la somme. Cela faisait 2 caméras, il me manquait une 3e Z1, c’est alors qu’un collaborateur éloigné nous a proposé d’acheter une Z1 et de nous la louer pour un prix très bas à 10€-15€/jour. Il savait qu'il rentabiliserait la caméra et pour nous cela représentait un tarif imbattable. On aurait pu acquérir une seconde Z1, mais nous n'en avions pas l'utilité après le tournage.

 

MV : Pourquoi 3 caméras et pas 2, voire 1 en alternant les prises ?

S.D.P : 1 caméra c’était trop risqué, parfois lors de tournages précédents, la batterie pouvait lâcher alors que l’autonomie indiquait « 400 minutes » restantes, c’était des « no name » et j’avais une confiance relative… Avoir 3 caméras, cela voulait dire que j’en avais toujours 2 qui tournaient quoi qu’il arrive.

La 3e caméra était portative, tenue par un opérateur. Cette 3e caméra était justifiée par le fait qu’elle était tenue par quelqu’un dont je connaissais les qualités et les défauts, et qui surtout, pouvait répondre physiquement à un patient fragile, en gérant le stress de la situation. (NDLR : en 2005, un des patients du docteur Federmann a tué l’épouse du psychiatre dans son cabinet et blessé de 4 balles le psychiatre lui-même qui s’en est sorti).

 

MV : Combien as-tu compilé de nombre d’heures de rushes ?

S.D.P. : J’ai réuni 500 heures de rushes sur les 3 caméras, soit 150 à 175 heures à peu près X 3 + environ 50 heures tournées dans les autres pièces du cabinet qu’on ne voit pas sur le montage final.

 

MV : Et c’est sans compter le temps de « mise en conditions » et d’essais ?

S.D.P. : Oui le tournage s’est déroulé de août 2010 à décembre 2011, après j’ai même tourné 1 an dans les autres pièces du cabinet. Mais j’ai d’abord passé 2 ans dans le cabinet pour expliquer le projet, sans matériel. Je commençais à instaurer un rythme de 2 jours / semaine et les patents s’habituaient à nous. Les patients qui « supportaient » le projet, on les encourageait à venir les mardi et jeudi. Les autres, qui n’avaient pas envie, venaient les autres jours. On a aussi procédé à des essais durant 2 semaines en 2009 qui nous ont permis d’éprouver le dispositif qu’on avait élaboré pendant 2 ans et on a affiné en fonction.

 

MV : As-tu disposé des trépieds dans le cabinet ?

S.D.P. : Non j’ai refusé qu’il y ait le moindre trépied pour de raisons d’encombrement; dans un lieu exigu comme le cabinet d’un psy, les patients, le docteur ou nous-mêmes pouvions tout le temps trébucher sur un trépied. Et je ne voulais pas que les patients puissent se dire : « je suis dans un studio de tournage ». Donc pas de trépied.

 

neumann

MV : Et côtés micros ?

S.D.P. : Durant tous les essais sons, qui ont été les plus longs, les différents ingénieurs du son que j’avais rencontrés avaient chacun leur dispositif. C’étaient toujours des super micros et on en avait posés sur le bureau, planqués derrière des feuilles, etc. Mais il y avait trop de bruits de table, le médecin déchirait tout le temps des enveloppes, des papiers, c’est pourquoi au final, les micros ont été suspendus.

 

MV : Des micros-cravates ont-ils été envisagés ?

S.D.P. : Ça a été envisagé une demi-seconde mais balayé tout de suite ! Le docteur Federmann aurait accepté mais pour moi, il était hors de question de palper un patient, et en plus, les arrêter dans leur élan, avoir une interaction alors que certains se préparent pour aller voir un psychiatre.

Il restait l’éventualité de fixer un micro-cravate uniquement sur le docteur, mais on aurait créé un déséquilibre, le son du médecin aurait été meilleur. Et moi je voulais mettre thérapeute et patient sur un pied d’égalité.

 

MV : Malgré tout, la prise de son est très correcte …

S.D.P. : Au tout début du tournage, durant 1 mois, on a eu des très bons micros, des Sennheiser, mais il y a eu un problème humain avec l’ingénieur du son, et du coup, il est reparti avec ses micros. On a fait des essais avec un 1 Neumann KMR81 et 1 Audiotechnica AT897. Le Neumann était meilleur, donc a suivi la même logique que pour les caméras, on a doublonné sur les 2 caméras principales pour supprimer les différences de teinte et pour éviter de donner du boulot supplémentaire au mixage. Ces micros étaient suspendus à la même barre que les éclairages.

micros
micros barre

MV : Micros et éclairages étaient fixés à une barre ?!

S.D.P. : Oui c’était l’enfer pour mettre au point ce dispositif. Le cabinet est situé au RDC dans une petite rue, donc très mal éclairé. Les capteurs de la Z1 ne suivaient pas. Au départ j’étais contre l’idée d’éclairages artificiels mais je me suis résigné. C’est là qu’un appareil photo aurait été intéressant.

Par hasard, dans ma région, une grosse boîte audiovisuelle a fermé, c’était la caverne d’Ali-Baba (!), j’ai pu acheter d’occasion 3 mandarines 800 watts pour 600 euros (les 3) avec caisse sur roulettes, et un stock d’ampoules. Dans cette « caverne », on voyait un intérêt à tout… :) J’ai trouvé aussi un moniteur de régie que j’ai payé 500 euros d’occasion.

Pour les lumières, je ne voulais ni pied d’éclairage ni câbles de 5 mètres de haut qui pendent, alors on a écumé tous les magasins de bricolage de la région strasbourgeoise, en expliquant le dispositif. Les responsables de magasins étaient surpris mais contents de tenter de nous aider. Après peut-être 20 magasins de bricolage, on a fini par trouver en pleine cambrousse un magasin qui vend des barres de fixation pour les discothèques et les salles de concerts. Ce sont de grosses barres en alu sur lesquelles on fixe les spots. Ça nous a coûté 600 euros et on fixé ça au plafond, ce qui a entraîné d’énormes travaux dans le cabinet. On a profité de la période d’essais pour les fixer, le cabinet était bien sûr fermé pendant ces travaux.

 

MV : Ne risquais-tu pas de dénaturer le décor du cabinet ?

S.D.P. : Si. Mais il fallait que tout soit débrayable : installable / désinstallable en 1 minute. A chaque étape, il fallait trouver une solution à un problème. Et du coup, j’ai installé une régie dans le secrétariat du médecin et on a envahi l’espace de la secrétaire avec 5 ou 6 techniciens rivés sur un écran. Dans cette régie, on avait les arrivées de tous les câbles de sons, lumière et vidéo et tous les retours de câbles finissaient en régie. On avait ouvert une tranche électrique (on a fait venir un électricien) pour ne pas faire tout sauter dès qu’on allumait projos et caméras.

J’avais un retour vidéo des caméras avec une petite molette pour passer d’une caméra à l’autre et j’avais un retour son dans le casque. Pendant le premier mois, j’avais un micro-casque, donc je pouvais guider le technicien.

 

MV : Les câbles ne gênaient ni les patients ni le docteur Federmann ?

S.D.P. : Non on avait tout gaffé, tout remonté le long des murs, on utilisait des cavaliers. Aucun câble ne traînait dans le bureau. Toutes les prises XLR ou vidéo pendaient et il n’y avait plus qu’à brancher les micros, et les caméras. On allumait les lumières depuis le secrétariat en montant / abaissant un fusible.

docteur federmann

RÉALISATION

MV : Est-ce que des éléments du décor ont été aménagés ?

S.D.P. : La réalisation est née de fortes contraintes techniques et du coup, ce n’est pas la production qui a dirigé la réalisation, mais c’est la réalisation qui est née en partie de ces contraintes techniques. Il y a un élément important qui n’existait pas à l’origine, c’est le grand meuble noir derrière le docteur Federmann (que nous avons acheté) et sur lequel j’ai posé la caméra qui filme les patients. On la voit, c’est intentionnel, pour donner déjà une clé, et éviter des débats sur le voyeurisme, le fait d’être filmé à son insu, etc. La caméra à cet endroit, c’était aussi pour la laisser dans le champ de vision du patient, derrière le médecin. Ce meuble était par ailleurs réglable cm par cm, ce qui permettait de bien caser la caméra entre les étagères.

Le grand meuble noir permettait aussi de garder le docteur Federmann dans le champ, sinon il sortait du cadre sans arrêt pour chercher ses papiers, alors que là, il se retourne simplement. Et c’était aussi un peu le bordel dans le bureau (en réalité, dans le cadre choisi, on n’aperçoit pas tout le bazar :)), ça permettait de ranger un petit peu. J’ai acheté un meuble noir, la caméra étant noire, pour qu’on voit une masse globale noire, c’est à dire que la caméra puisse être vue mais sans qu’elle attire trop l’attention.

 

MV : L’achat du meuble, c’est un peu une forme de mise en scène. C’est acceptable pour du documentaire ou ce n’est pas de la mise scène selon toi ?

S.D.P. : Si, si, en soi, c’est de la mise en scène. Mais pour moi, on est déjà dans une modification de la réalité dans la mesure où je demande à un psychiatre et à ses patients d’accepter d’être filmés. Après on peut extrapoler et dire que même si on met une caméra, ça ne change pas les comportements des patients qui oublient la caméra (NDLR : Marco Lamensch et Jean Libon, créateurs de l’émission Strip Tease, et qui passaient plusieurs mois en repérages, ont souvent révélé que même sans caméra, les gens étaient vraiment ainsi au naturel).

 

MV : C’est la seule mise en scène ?

S.D.P. : Oui, il était hors de question de faire répéter des phrases même si une caméra claquait ou un micro avait mal capté le son. C’était d’ailleurs assez particulier quand une batterie lâchait car tu ne peux pas dire au patient et au docteur qu’on arrête parce que ta caméra a lâché. Tu dénatures l’équilibre que tu essaies de mettre en place, alors on faisait semblant de continuer à filmer !

federmann

MV : Et la caméra qui filme le docteur Federmann, où se trouve-t-elle ?

S.D.P. : Je l’ai insérée dans une bibliothèque qui existait déjà. Elle n’apparaît à l'écran que lorsqu’on découvre une situation à 2 patients dans laquelle le cadre est élargi, elle se situe légèrement au-dessus des têtes des patients.

Mais on a fait intervenir malgré tout un menuisier car on avait tous nos réglages, zoom, PDC, etc, mais la semelle avait besoin d’être calée, pour qu’on ne mette pas 3 heures à chaque fois à la remettre dans le bon axe, l’ajuster, etc. C’était important au niveau de l’écriture du documentaire qu’on retrouve les personnages à la même place dans le même endroit de l’écran, bref que la fixité de la caméra nous ramène à la fixité d’une consultation typique. La composition de l’espace devait rester la même.

 

MV : Rien ne vient perturber en effet ce dispositif, d’ailleurs même pas des plans de coupe ? On aurait pu imaginer qu’il y en ait, par exemple en intro du film.

S.D.P. : Oui on s’est posé la question. Je n’aime pas les plans de coupe en tant que cache-misère.

 

MV : Le montage final dure 1H30. Mais combien de temps as-tu pris pour monter ?

S.D.P. : J’ai pris 1 an pour dérusher, j’ai quitté Strasbourg, j’avais besoin de me détacher. Ensuite, je suis revenu et j’ai travaillé avec une monteuse pendant 6 mois. Et on a employé 5 ou 6 stagiaires au montage qui eux, calaient les 3 caméras pour que je puisse monter les rushes, un peu comme un match de foot. Ainsi , sur les 3 axes, on voyait immédiatement quelle était la meilleure image des 3 sources.

En termes techniques, j’avais acquis les images des K7, j’avais 8 DD et j’avais cloné ces disques pour avoir tous mes rushes en double. J’ai laissé mes disques à Strasbourg avec les stagiaires, et je suis parti à l’étranger avec les DD clonés. Les stagiaires m’envoyaient le fichier FCP par Internet avec les 3 pistes son calées, les 3 caméras, etc. Je travaillais à l’époque sur FCP6.

Les stagiaires avaient aussi retranscrit les conversations pour que je puisse monter « à l’écrit » et pas seulement « à l’image » car je considère que quand tu montes ce film à l’image, tu as tendance à t’endormir, surtout quand tu regardes les mêmes patients dans le même décor pendant des mois, alors que sur papier, c'est une autre manière de fonctionner, c’est plus dynamique avec une recherche par mot-clé éventuellement.

Par exemple quelqu’un qui va parler constamment de sa voiture, tu vas pouvoir lancer une recherche écrite, tu peux faire des liens avec d'autres histoires ou des passages que tu n'as pas forcément « entendus » en regardant les rushes, d’autant que la parole est le guide, la « lumière » du film.

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MV : L'image est très belle au final. Comment obtiens-tu cette image presque cinéma ? Et pourquoi une diffusion au cinéma ?

S.D.P. : Au départ, je suis un "mec de cinéma", plutôt que télé, d’ailleurs il n’y a toujours aucune diffusion télé prévue pour l’instant ! La télé c’est la mort d’une esthétique, la mort d’une forme de discours, mais paradoxalement une thématique proche de la mienne est sortie en série à la télé : la série In Treatment (En analyse) avec Gabriel Byrne. Je la connaissais quasiment depuis sa création, mais je n'ai commencé à la regarder que lorsque j'ai débuté le montage. J’ai d’ailleurs trouvé que c’était une bonne série en tant que spectateur. Mais le Divan du Monde, c’était mon bébé, et j’avais l’impression qu’on me fauchait une idée… C’était naze de penser comme ça, mais j’avais cette impression. La seule chose qui m’embête, c’est qu’on me parle de In Treatment comme une référence possible (pour moi), alors que mon projet était déjà imaginé avant que je ne vois la moindre image de la série.

La chose incroyable, c’est que la série américaine sort quasiment après la genèse de mes préparatifs de tournage (en 2007-2008) mais est diffusée dix fois plus vite que mon film. Je suis la tortue qui se fait rattraper par un lapin.

 

MV : Et pour en revenir à la belle image cinéma obtenue ? Tu as ajouté du grain ?

S.D.P. : Non mais l’étalonneur a fait du bon travail. En fait on a refilé le bébé à des gens qui ne sont que des professionnels de cinéma, l’une d’elle (Katharina Wartena), qui a travaillé 6 mois sur le film, a d’ailleurs remporté l'équivalent aux Pays-Bas du meilleur montage pour un précédent film. Une autre, Laureline Delom, ne travaille quasiment que pour le cinéma.
Ce ne sont pas des spécialistes du documentaire, car je ne voulais pas un rythme de documentaire, mais plutôt comme une fiction, avec un autre rythme. On a filé également l’étalonnage à quelqu’un qui ne travaillait que pour le cinéma (2 jours d’étalonnage).

La systématisation des plans a forcément aidé le monteur ou étalonneur puisque c’était toujours le même type de plans ou de texture à l'image. Et idem pour le mixage ciné alors que notre son n’était pas extraordinaire.

 

MV : Au total 9 intervenants (couple compris) alors que tu as filmé 80 patients ?

S.D.P. : Le montage, c’était l’horreur. Tu procèdes à l’inverse de tout ce que tu as fait pendant des années, c’est à dire humaniser des patients, en faire des sujets et pas des objets. Et au montage, tu « réobjectives » les gens, tu arrives à des raisonnements extrêmes, c’est à dire par exemple : j’ai 8 femmes alcooliques battues par leur mari, il faut que j’en élimine 7, et que j’en garde 1, car elles racontent toutes la « même » histoire. Alors que ce que tu devrais faire, c’est un film sur ces 8 femmes, parce que chacune ont des singularités qui les différencient.

 

MV : Mais alors pourquoi en avoir filmé 80 attendu que le montage promettait d’être difficile ?

S.D.P. : J’ai filmé tous ceux qui acceptaient, sans exceptions. D’autre part, je ne connaissais pas les gens ni leur potentiel de « personnage de cinéma » avant de les avoir filmés car ils peuvent être complètement différents dans la rue et dans le bureau d’un psychiatre, sans avoir la même posture. L’autre raison qui m’a conduit à me retrouver avec 80 personnes est qu’il ne faut pas avoir des préjugés et définir qui va être bon et qui ne va pas l’être. Leur humanité, c’est de la nitroglycérine, tu ne peux pas dire : toi je te filme, toi je ne te filme pas.

 

MV : Quand on est reporter ou documentariste, on peut rechercher ce que l’on appelle « le bon client ». Se dire que telle personne a un caractère intéressant qui peut orienter le choix…

S.D.P. : En ce qui concerne Georges Federmann, qui est le personnage central, ce serait mentir que de dire que je ne savais pas que ce serait « un bon client ». Mais en face, c’est la multiplicité des patients qui vont en faire des « personnages de cinéma ». Certains patients, je les ai découverts sur la longueur, pas à la première rencontre. Et à l’inverse, certains n’étaient pas sûrs de vouloir rester dans le dispositif.

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MV : Comment s’est déroulée la présentation du film avec les patients ? Est-ce que tu leur as promis de leur montrer les images ? Et quelle a été la proportion de ceux qui ont accepté / refusé ?

S.D.P. : Oui à tous, cela faisait partie du « deal ». Je me suis procuré une session de droits à l'image d'une chaîne de télévision, j’ai utilisé ce document de départ en le montrant à des amis avocats et en le détaillant avec eux, j’ai ajouté 1 ou 2 phrases pour préciser que la cession de droits était spécifique au projet et qu’à partir du moment où on voulait en faire une autre utilisation, on revenait vers eux.

Le document de la chaîne était en soi hyper stressant (pour le patient) ! J’ai demandé aux patients de ne pas le signer tout de suite, de l’emmener chez eux, de le regarder à tête reposée, de le montrer à un avocat ou à leurs copains, de revenir me voir et de me dire. Et ensuite je leur ai dit qu’ils avaient accès quand ils le voulaient aux images (pas celles des autres évidemment). Je leur disais néanmoins que je préférais qu’ils ne les regardent pas car je préférais qu’ils les voient dans l’ensemble du film, déjà parce que je n’étais pas sûr de les mettre dans le film, au point que j’en ai parlé au départ avec le docteur Federmann, pour qu’on se mette d’accord sur des personnes qui supporteraient de ne pas se voir à l'image dans le montage final, même si je les ai filmées sur 40 séances.

Ce faisant, les patients pouvaient stopper à tout moment, même après le visionnage final.

Au départ, sur les 300 patients environ du Dr Federmann, j’ai dû en rencontrer entre 200 et 250 et je n’en ai filmés « que » 80. Plein ont refusé.
Mais au final aucun patient qui m’avait donné son accord n’a voulu sortir du film, certains sont même venus en famille lors de la première projection. C’était un signe de confiance.

 

MV : Et quel était l’accord avec le docteur Federmann ?

S.D.P. : L’accord avec Federmann, c’est qu’il n’intervienne jamais côté artistique mais qu’il soit vigilant pour tout ce qui touche au médical. Si un aspect du tournage avait altéré la thérapie en quoi que ce soit, il fallait que Federmann mette le holà et qu’on trouve une solution. Il n’a jamais eu besoin de le faire. Par contre, il a dû dire une ou deux fois « est-ce que c’est la caméra qui vous gêne » ou « est-ce que vous avez vraiment envie d’en parler devant la caméra ? « 

 

MV : Pourquoi es-tu un des premiers réalisateurs (sinon le premier) à filmer un psychiatre dans son cabinet privé ?

S.D.P. : Je ne sais pas. Les seules rares expériences que je connaisse sont aux Etats-Unis, notamment un film avec 4 personnages "Sleepless in New York" de Christian Frei qui a été présenté à Visions du Réel 2014. Mais le réalisateur les filmaient principalement en dehors du cabinet.

Je pense que les médecins ont peur d’être jugés par leurs pairs. Ils sont seuls tout au long de leur carrière, offrir leur image relève du contresens. Par ailleurs, ce sont des gens intelligents et puissants qui ont le pouvoir du langage. Et s’il n’ont pas envie d’être filmés, ils vont très bien savoir l’expliquer.

 

MV : Comment finance-t-on un film aussi long, comment on se lance dans une telle aventure ?

S.D.P. : Nous avons présenté des budgets à 350.000 euros ou 400.000 euros. Mais on s’est amusés à calculer le coût réel, avec les conventions collectives, etc, on a abouti à un total de 2,5 millions d’euros ! Quand on sait que même les très gros documentaires font jusqu’à 1 millions d’euros maximum, ça donne une idée…

Sinon on a reçu seulement 80.000 euros de subventions cinéma + 10.000 euros récemment. Jusqu’au montage, personne n’a été payé. Rien qu’avec le montage, on a dépensé 60.000 euros, charges comprises. Moi j’ai mis tout mon argent personnel dans le film pendant plusieurs années au prix de pas mal de sacrifices, mais c’était mon choix. On a essayé de le produire pendant 2 ou 3 ans, c’était galère mais après, on a eu de la chance d’avoir des coproducteurs. Et à ce moment-là, tu n’es plus tout seul.

swen de pauw

photos (sauf dernière) : © Promenons-nous dans les bois Promenons-nous dans les bois !

Propos recueillis par Thierry Philippon

Vous pouvez aussi retrouver un entretien avec Swen de Pauw sur Aligre.fr. Cet entretien est plus orienté sur le rapport du réalisateur au psychiatre et aux patients et il est ponctué de plusieurs extraits audio du film.

Un DVD du film "Le Divan du Monde" sortira prochainement. Nous vous tiendrons informés sur le Forum.

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