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Fait de société : du selfie...au sharfie !

03 juillet 2019 par Thierry Philippon


On savait que le selfie traduisait des tendances sociétales fortes. On savait qu'il pouvait être amusant ou horripilant (les perches à selfie dans les lieux publics !), on savait moins qu'il pouvait tuer. 
 
C'est une publication indienne spécialisée dans le médical qui documente cette information, venant corroborer d'autres études antérieures sur le même sujet. Le Journal of Family Medecine and Primary résume même l'état des la situation par une formule choc : le selfie tuerait dans le monde 5 fois plus que les requins. Très précisément 250 personnes mortes de selfie, contre 59 par des squales. Et ce chiffre a toutes les chances d'être largement sous-estimé, cette comptabilisation funeste n'étant renseignée qu'à partir d'articles de presse, écrits en langue anglaise. Ajoutons que l'étude recense les accidents entre 2011 et Novembre 2017 et que depuis cette date, la tendance n'a pas dû s'arranger...
 

L'Inde, premier pays victime

 
Ce type d'étude sonne un cri d'alarme. Le fait que l'Inde alerte les pouvoirs publics ne doit rien au hasard : de par son nombre d'habitants et de smartphones (800 millions !), le continent indien est statistiquement plus exposé à venir gonfler le chiffre des décès, devant la Russie, les Etats-Unis... et le Pakistan (nous retrouvons la culture indienne). De fait, deux études consécutives démontrent que le pays de Narendra Modi concentre à lui seul la moitié des décès. L’Inde en est arrivé à un point tel que le pays a instauré des "zones sans selfies", visibles notamment à Mumbai, dans 16 zones considérées à risque, près de la côte.
 
 
L'affaire n'est pas simple dans ce pays. D'abord parce qu'en Inde, la notion de prise de risque par rapport à la mort n'est pas la même que la nôtre. D'autre part, la culture en Inde est très portée sur l'image et l'apparence - Bollywood quand tu nous tiens ! -  à tel point que même en qualité de touriste, il n'est pas rare qu'un indien vous "impose" de faire un selfie avec vous ou à tout le moins, vous demande de le prendre en photo avec son appareil. Et ça peut durer un certain temps quand c'est un groupe où chacun veut immortaliser la rencontre, son smartphone en main... ! Amusant la première fois, agaçant à force.... 
 
Autre constatation regrettable mais logique : les décès affectent le plus souvent des personnes jeunes (âge moyen de 23 ans) et les hommes prennent plus de risques. Ils sont presque 3 fois plus nombreux que les femmes à goûter au selfie mortel, alors qu'ils seraient pourtant moins nombreux que la gente féminine à s'adonner à ce loisir, selon un rapport publié en 2016 (Computers in Human Behavior, 2016 - Elsevier).
 
La nature des accidents par selfie rejoint tout l'éventail de la bêtise humaine : chute depuis le sommet d'un pont ou d'un édifice après avoir tenté de prendre la photo la plus acrobatique, accident par arme à feu (le plus grand nombre aux Etats-Unis évidemment), choc ferroviaire suite à un selfie sur les rails, avec un train qui en cachait un autre, électrocutions, noyades ou accidents de bateau en nombre. 
 
 
En janvier 2019, l'instagrameuse taïwanaise Gigi Wu, dont le Q.I ne flirtait apparemment pas avec les sommets qu'elle gravissait, a mis fin à une série démesurée de selfies qu'elle prenait en bikini au point culminant de plusieurs montagnes de Taiwan. Elle a fini par chuter. Double ironie de l'histoire : l'égérie d'instagram est morte de froid en raison de sa tenue, et son smartphone qu'elle avait emporté ne lui a même pas permis d'être secourue à temps. Triste fin. Mais ses milliers de fans se sont plus émus de sa disparition que de l'engrenage qui l'avait conduite à cette mort stupide qu'elle aurait pu éviter.
 

Amplitude du phénomène, instantanéité et dérives

 
En soi le selfie, qui sévit depuis une dizaine d'années, n'est pas un phénomène totalement nouveau. On a toujours photographié ses proches et on s'est parfois inclus dans les photos en posant l'appareil sur pied et en courant pour rejoindre le groupe et prendre la pose, l'air faussement décontracté ! Le selfie n'est finalement qu'une amélioration technique des photos avec des amis ou la famille : il suffit de tendre le bras, et l'on s'inclut dans la photo.
 
Alors, si le selfie est juste une évolution de nos photos familiales, en quoi est-il si effrayant ? La réponse tient en trois éléments d'importance :
 
D'abord l'amplitude du phénomène fait peur. Google fait état de 4 billions de selfies qui ont été uploadés rien que sur Google photos en 2015. Un chiffre donc largement à réévaluer si l'on prend une référence en 2019. Actuellement on recense 800 millions de smartphones rien qu'en Inde et d'ici 2020, les prévisions font état de 2,87 milliards d'utilisateurs de smartphones dans le monde ! Les fabricants ont d'ailleurs bien compris l'argumentaire qu'ils pouvaient tirer des fonctionnalités selfie, et font le maximum pour en faciliter l'usage : grand-angulaire, amélioration de la qualité de la caméra avant qui bénéficie aujourd'hui d'un capteur plus pixellisé, développement des perches à selfie, etc. On rate une photo ? Pas grave, une fois vérifiée sur l'écran, on la refait deux ou trois fois jusqu'à obtention du résultat satisfaisant. 
 
Ensuite, les photos peuvent se partager dans la seconde sur Instagram, Facebook, Snapchat ou Twitter. Ce facteur est très important, car cette instantanéité, cette coupure avec la frontière du temps et de l'espace, accentue la recherche de l'exploit et donc la prise de risque, pour épater la galerie immédiatement à l'autre bout de sa ville, de son pays, ou du monde.
 
 

Culte de soi et selfie à tout-va

 
Enfin le selfie devient à la fois la traduction d'un culte de soi et, selon les psys, d'une faille narcissique. Miroir, mon beau miroir... 
 
Même sans causer la mort de son auteur, le selfie est donc devenu l'objet de toutes les dérives pour attirer l'attention ou se conformer à un usage pavlovien. Tel homme politique italien passe 1 heure à prendre des selfies avec chacun de ses spectateurs à la sortie de ses meetings... Tel célèbre garde du corps français se prend en selfie avec une serveuse, son arme à la main. Tel étudiant attardé se complait à se prendre en selfie devant le musée d'Auschwitz. Selfie devant un accident de la route, selfie après l'atterrissage d'un avion en urgence, la bêtise n'a plus de limite ni de frontières... 
 
Sans aller jusqu'à ces cas extrêmes, la municipalité autrichienne de Vienne en est venue à apposer un panneau interdisant le selfie devant le plus célèbre tableau du Palais du Belvédère, le Baiser de Gustave Klimt (l'équivalent de la Joconde au Louvre). Mais à lire les commentaires des voyageurs sur Tripadvisor, ce panneau (et le tableau !) ne serait même pas respecté.
 
Alors que faire ? Lutter contre les dangers du selfie, c'est un peu comme lutter contre le vent, ou la bêtise, on ne voit pas trop comment régler le problème. Ce ne sont pas des zones sans selfie ou de simples pancartes, qui vont régler quoi que ce soit à l'échelle de la planète. 
 
Quant à la comparaison du nombre de tués par selfie avec ceux causés par les attaques de requins, l'ironie de l'histoire est que la dernière tendance à la mode, c'est le sharfie (contraction de shark et selfie), autrement dit un selfie... avec un requin ! A méditer...
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