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Lost in Yesterday : analyse d'un clip magistral

technique du plan-séquence

 

14 janvier 2021 par Thierry Philippon

 

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas éprouvé autant de jubilation à visionner un clip musical. Alors j'ai souhaité vous faire partager cette découverte. Ce clip est celui du groupe Tame Impala, groupe dont j'avais déjà suivi quelques titres avec intérêt. Mais mon attrait pour ce clip (et je ne suis pas le seul !) relève surtout de l’étonnante interprétation filmique des paroles et la maîtrise technique de la réalisation.


Plantons le décor. Pour ceux qui ne connaissent pas ou mal Tame Impala, le groupe est australien et classé dans la catégorie "rock psychédélique" ou "musique alternative", des étiquettes un peu fourre-tout. Une certitude : chaque nouvel album est un événement attendu, depuis la sortie en 2015 de l'album Currents, unanimement salué par la critique musicale et que certains observateurs ont même qualifié d'album de la décennie. Compliment sans doute exagéré mais cela donne une idée de l'aura du groupe... Depuis de nombreuses années, les clips de Tame Impala sont particulièrement scénarisés et inventifs. Dans un numéro spécial consacré à la création vidéo Internet, les célèbres Cahiers du Cinéma s’étaient d’ailleurs intéressés à un précédent clip "The Less I Know The Better" (réalisé par Canada), aux métaphores sexuelles puissantes et amusantes et à son ambiance justement psychédélique.


pochette

En 2020, Tame Impala a édité un nouvel album intitulé Slow Rush. Il comprend plusieurs titres séduisants dont le nostalgique "Lost in Yesterday" que l'on peut traduire par "Perdu dans hier" ou plutôt "Perdu dans le Passé". C'est ce clip qui a particulièrement retenu mon attention. Voici pourquoi.


danse

Lost in Yesterday est d'abord un clip sans effets spéciaux outranciers puisqu'on repère juste un ralenti (justifié) vers la fin. Le clip repose avant tout sur une intelligence de conception, une bonne mise en scène et une écriture imaginative. C'est un clip sans esbroufe, travers dans lequel tombent tant de clips vidéo !


C'est aussi un court métrage qui fourmille de détails, ce qui justifie plusieurs revisionnages, d'abord pour le plaisir de l’écoute d'une mélodie bien rythmée mais aussi et surtout pour le scénario du clip, en écho aux paroles de Steve Parker, le chanteur australien du groupe.


Lost in Yesterday, c'est du vrai cinéma avec l'illusion d'un seul plan-séquence de 4'19'' et un travail de steadicam qui flatte l'oeil du spectateur et suscite l'admiration du faiseur d'images. Le format d'image change au fur et à mesure du clip, passant du format presque carré du Super 8 (1:35, soit 5,69 × 4,22 mm) au format 16:9 en transitant par le format Cinémascope. Ce même clip a aussi été diffusé sur Instagram en format vertical. On perd de la matière mais pas le scénario qui reste identique.


La vidéo de Tame Impala est surtout remarquable car elle raconte une histoire, avec une interprétation imaginative des paroles de la chanson de Kevin Parker, le chanteur australien. A l'écriture et la mise en scène de ce clip, on trouve deux réalisateurs nés à San Francisco qui sont loin d'être des débutants : il s'agit des talentueux Ian Kibbey et Corey Creasey qui se sont regroupés sous la bannière du studio de création Terri Timely. Ce studio, bien connu dans le milieu publicitaire et du clip vidéo, possède un style visuel unique qu'ils appliquent depuis... 2003 !


TECHNIQUE DU PLAN-SÉQUENCE


La technique du plan-séquence utilisée dans le clip est remarquable et à saluer dans un genre qui se caractérise trop souvent par des plans très courts et syncopés. La Steadicam combinée au plan-séquence ajoute ce "coulé" si agréable à contempler quand il est bien maîtrisé comme ici. Certes, le clip de Tame Impala n'est pas le premier à pratiquer le plan-séquence à la Steadi mais il est une parfaite illustration qu'on peut inventer des clips réussis même si les images ne sont pas "stroboscopées" sur un rythme frénétique.


raccord
raccord

En réalité, pour les besoins du scénario et la simplification de la mise en scène, "l'unique" plan-séquence est constitué d'au moins 4 plans-séquences successifs si ce n'est plus (*), ce qui permet de changer d'ambiance à chaque fois. Chaque plan se raccorde astucieusement au suivant par un plan de transition sur le gilet noir du même serveur. A chaque fois, la scène finit et repart de ce gilet.


Vous noterez que le raccord n'est pas que formel et technique pour masquer la transition. Il apporte aussi du sens puisqu’il reflète la démarcation nette entre chaque style (chaque classe sociale en fait) à chaque tour de piste.


(*) Il y a probablement des raccords invisibles car on observe des éléments du décor ou des personnages changer rapidement d'attitude, ce qui semble difficilement réalisable par un simple jeu de mise en scène.


la corde

Le raccord de transition le plus évident sur un vêtement ou le dos d'une personne est une technique couramment utilisée et qui paraît banale aujourd’hui. Son origine exacte n'est pas connue mais elle a été popularisée par le film d'Hitchcock dans la Corde car le Maître du suspense avait besoin de filmer en continu ses acteurs dans un grand appartement à la façon d'une pièce de théâtre (La Corde s'inspire d'ailleurs de la pièce Rope's End de Patrick Hamilton). Problème, les bobines ne duraient que 10 minutes. Le réalisateur britannique avait donc trouvé l'astuce d’enchaîner ses plans en les raccordant via le dos ou l'épaule d'un acteur sans jamais donner l’impression de couper l'action. Si ce n'est que le lieu est clos, la comparaison entre Hitchcock et le clip s'arrête là.


salles

 


UNE HISTOIRE QUI TRAVERSE LES STYLES


Mais que raconte exactement le clip ? L'action se situe dans une salle des fêtes orchestrée par un groupe de musiciens (dirigée par le chanteur de Tame Impala himself). On y voit différentes saynètes dont un couple de jeunes mariés découper un gâteau (une pièce montée plus tard), entourés de leurs invités qui boivent, fument, discutent ou dansent. La scène qui se déroule dans les années 70, se répète plusieurs fois mais de façon de plus en plus sublimée). Le style, les costumes, la classe sociale, l'humeur des protagonistes, évoluent crescendo...


cémar géante

Les clins d'oeil aux différents styles sont nombreux, parfois subtiles. Les faiseurs d'images reconnaîtront les différents types d'appareils photographiques (pas un appareil au départ, puis Polaroid, photo au flash, caméra vidéo...) de plus en plus "luxe" et démesuré.


L'objectif des réalisateurs n'est pas de montrer l'évolution de la mode ou des tendances sociétales dans un simple continuum visuel. Leur but, à l'image des paroles de la chanson, est de refléter ce que notre mémoire retient (ou déforme) d'un événement au fur et à mesure que le temps passe. Et plus nous avançons dans le temps, plus notre mémoire a tendance à modifier / bonifier le passé en imaginant des scènes de plus en plus édulcorées et sympathiques...


Ainsi ce mariage dans cette salle des fêtes n'était peut-être pas très émoustillant mais la mémoire reconstruit ce moment : Les paroles le confirment : "Quand on vivait dans la misère, n’était-ce pas le paradis ? (...) Oh, ce que je donnerais pour recommencer”. (...) même si c’était une époque que j’ai détestée dès le premier jour, les souvenirs affreux finissent par devenir de grands moments..."


rires

Ainsi le simple gâteau du début du clip devient une magnifique pièce montée au fur et à mesure de la progression du clip. Le type qui s'affaire au juke-box parce que c'est coincé sera un événement qui ne se produira que cette fois-là. Un type tache sa chemise à 0,42'' ? Ce sera la seule fois. Une femme danse seule sur la piste, à moitié saoule ? Mais plus l'on progresse, plus il y a d'invités qui s'animent sur la piste de danse, dans la joie. Au comptoir, la femme asiatique balance un verre d'eau à la tête de son copain. Mais au 3e tour de caméra, cette même femme rigole à gorge déployée pour finalement, se voir offrir un bijou (une demande en mariage ?) au 4e tour... La femme au téléphone pleure à chaudes larmes au 1er tour de piste mais exulte au dernier, en se jetant dans les bras de son ami. Etc. Etc.


Seul un retour brutal à la réalité, ce qui se produira en conclusion du clip, peut venir perturber cette réinterprétation embellie à chaque tour de piste.


Bref, cet enchevêtrement de sentiments justifient le magnifique titre "Lost in Yesterday" qui n'est pas sans rappeler le Lost in Translation de Sofia Coppola.


chute

LA CHUTE


Mais la mémoire peut provoquer un grand désarroi lorsqu'un événement refait surface. Le refrain en atteste : si (le passé) t’appelle, accepte-le. S'il t’obsède, affronte-le.


C’est ce qui se produit dans le final (très) compliqué du clip, digne d'un épisode de Twin Peaks ! De quoi s'agit-il ?


De ce que j’ai compris : le final explosif montre deux femmes qu'on a aperçues dès les premières secondes du clip lors du premier mariage (le plus "cata") : l'une est la mariée enceinte qui découpe le gâteau, l'autre une femme désinvolte, un peu vulgaire, qui se tient au milieu de la salle. Les deux femmes font irruption depuis le monde du Réel pour se mêler au dernier événement en date qui est le plus sublimé. Elles sont toutes deux très en colère, pour deux raisons différentes qui se rejoignent. Explications :


tame impala
Au début du clip, la femme enceinte - au moment de couper le gâteau - n'est pas attentive à la situation.
i love you

Elle dévisage du regard en réalité un autre homme dont elle semble subjuguée. Il est grand et brun, situé dans le sens de son regard à gauche de la table et lui dit "I love you" (regardez ses lèvres !) au passage de la caméra. Les ultra-fans du groupe Tame Impala observeront que c'est un clin d'oeil au titre "The Less I Know The Better" soiti en 2015 dans lequel un jeune basketteur prononce la même phrase de la même façon au ralenti. Mais qu'importe...


L'homme plus âgé à gauche de la table entend les propos du grand homme brun (d'ailleurs il se retourne) et hoche la tête de dépit. Cet homme plus âgé est probablement la père du marié (je ne crois pas que ce soit le père de la mariée) car la ressemblance avec son fils est frappante (ils sont tous les deux roux, ont la même forme de tête et les mêmes lunettes).


Le marié roux quant à lui esquisse un sourire crispé, il n'est pas à l'aise non plus lors de ce moment pourtant censé être joyeux. D’ailleurs comment le serait-il puisque sa femme en regarde un autre et qu'il doit entendre le "I love you" prononcé par un rival... En fait le béguin de sa femme pour le grand homme brun s'est peut-être même concrétisé s'il est le vrai père du bébé ! En tout cas c'est une histoire comme il en arrive parfois dans les mariages : la mariée est amoureuse d'un homme, présent dans la salle, autre que son mari. Pas convaincu ? Alors lisez la suite...


père mariuée
À 1'15'', la scène "retravaillée" et embellie par la mémoire confirme l'hypothèse précédente : on retrouve les mêmes personnages (la mariée, le jeune marié, l'homme plus âgé) dans les mêmes positions mais cette fois la femme n'est pas enceinte, et les jeunes mariés sont tout souriants.
autour du cou

A l'inverse de la scène précédente, le père du marié ne se retourne pas car le grand homme brun est avec une autre femme qui était seule au plan précédent, il lui passe d'ailleurs le bras autour du cou. Le réalisateur (et le chanteur) hésitent donc entre deux souvenirs, l'un désastreux et funeste, l'autre heureux et réparateur. Le chanteur est donc bien "Lost in yesterday", ne sachant plus à quel souvenir se fier !


fginal
final

A présent la chute en elle-même. La mariée enceinte qu'on voit au début des années 70 est en crise et menace de son couteau les invités qui semblaient baigner dans le bonheur. Si l’on s'en tient à mon hypothèse, cette mariée s'est trompée d'homme et souhaiterait que son mariage ne se soit pas passé ainsi. D'ailleurs, si l'on observe très bien les 10 dernières secondes du clip, on distingue en arrière-plan le fameux père et son fils - qui ont également surgi des années 70 (ils en ont le même costume) et regardent la scène violente de la fin car ils sont les "témoins" de cette histoire. Je vous rassure, leur apparition demande beaucoup d'attention, je les ai aperçus au 5e visionnage ! :)


femme embellie
aa

Quant à la seconde femme, celle qui prend et boit le verre de Champagne pour le casser, puis heurte à la fin la caméra, c'est un souvenir de même nature mais plus compliqué. Elle s'en prend à la femme joliment apprêtée, qui était exactement à sa place dans la salle et qui est le symbole de son contraire. En effet, la femme, au départ un peu vulgaire, jette sa clope dans le verre de Champagne que le serveur lui propose. On ne peut pas plus mal élevée ! Au tour suivant, elle est toujours rabat-joie mais s'embellit et accepte le verre. Puis au tour d'après, c'est une toute autre femme qui s'affine, est enjouée jusqu'au maniérisme au fur et à mesure des tours de caméra. Seule l'impression tronquée de la mémoire fait qu'elle s'embellit puis devenir une autre femme qui n'est pas celle de la réalité. Alors la réalité se rebelle à la fin contre cette fausse image, cette fausse femme embellie et maniérée qui n'a probablement jamais existé...


Comme on le voit, les réalisateurs ont compliqué la chute de manière à ce que le spectateur revoit le clip plusieurs fois pour tenter d'en comprendre le sens. Malin. C'est amusant, voire excitant ! Mais ils ont surestimé la capacité de compréhension de leur scénario ou s'en fichent, se disant que ce n'est pas très important... Il faudrait demander confirmation aux réalisateurs, peut-être sont-ils un peu perdus dans Yesterday ? ! :)


Une chose est sûre : le jeune Kevin Parker de Tame Impala est né en 1986 (il a donc 35 ans), un âge où la nostalgie commence peut-être à le gagner. Et si le clip a pour décor la salle des fêtes d'un mariage, ce n'est sûrement pas un hasard : Kevin Parker s'est marié en 2019, juste avant de lancer l'album de Lost in Yesterday. L'heureuse élue est une ancienne amie qu'il connaît depuis l'âge de 13 ans, fruit d'un lointain souvenir ? Quand la réalité inspire la fiction... :)



(Lost in Yesterday : analyse d'un clip magistral)

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